Guernesey, 30 mars [18]64, mercredi soir, 4 h. ½ du soir
Je viens d’être relancée par la meute musicienne, mon cher petit bien-aimé, et c’est à grand’peine si Suzanne a pu leur faire comprendre qu’ayant reçu de nous dix sous quelques minutes auparavant ils devaient s’en contenter pour aujourd’hui. Ces gens sont vraiment insupportables et il faudra que je tienne bon dans ma nouvelle maison jusqu’à ce qu’ils renoncent à nous rançonner sous prétexte de couacs et de cacophonie perfectionnés. En attendant ils continuent de faire rage devant ta maison comme s’ils étaient payés pour t’ennuyer, te troubler dans ton travail et t’agacer au-delà de toute patience [1]. Je suis furieuse contre eux malgré la nécessité du proverbe : il faut que tout le monde vive et BOIVE par-dessus tout. Hélas, j’en sais quelque chose dans la personne de ma pocharde Suzanne. Elle est déjà aux trois quarts grise, que sera-ce donc ce soir ? Je ne veux pas y songer parce que je sens que cela me fait monter le sang à la tête. J’aime mieux ne penser qu’à toi, mon doux adoré, et t’aimer sans aucune autre préoccupation que de t’admirer et de t’adorer. Tâche de ne pas trop te fatiguer avant le dîner. Contente-toi de tes épreuves sans ajouter aucune lettre à cette besogne si absorbante. Mais je te fais là, comme toujours, des recommandations bien inutiles puisque tu ne les liras que demain. Il est vrai que demain elles pourront encore servir car tu seras en proie à autant de travail qu’aujourd’hui. Mon pauvre adoré, que Dieu veille sur toi et te conservea sain et sauf jusqu’aux limites les plus reculées de la vie humaine et que mon amour me survive dans ton âme que j’adore.
J.
BnF, Mss, NAF 16385, f. 88
Transcription de Marie-Laure Prévost
a) « conserves ».