Guernesey, 16 mars [18]64, mercredi, 2 h. après-midi
J’avais compté sans mes AUTRES [1] et le reste, mon cher bien-aimé, en te disant que je serais à 1 h. à la maison là-bas. Il en est deux, d’heures, et je suis loin d’être débarrassée de mes tracasseries car voilà la jeune Virginie qui me force à rouvrir ce qui me sert de cave pour la quatrième fois aujourd’hui afin d’y loger les fromages [2] qu’elle m’apporte, tout cela c’est de l’abondance de bien, je ne dis pas non et je ne m’en plains qu’autant que cela me fait manquer mon rendez-vous avec toi. Je suis forcée maintenant d’être ma propre intendante et de mettre tout sous clef et encore je me sens plus ou moins grignotéea dans l’ombre par de vieux crocs qui ne demandent qu’à dévorer et surtout à boire [3]. Tout cela, dis-je, me prend beaucoup de temps et me fatigue un peu. Autrefois je supportais mieux cette situation parce que j’étais plus jeune et plus forte et parce que la surveillance était plus facile en raison de la simplicité de mon ordinaire. Mais à présent que ma maison est plus compliquée et que les défauts de ma servarde sont devenus des vices, j’ai plus de peine à joindre les deux bouts de ma journée, cependant j’en viens à bout tant bien que mal ; mais, hélas ! ce n’est pas sans peser sur toi et sans t’ennuyer de mes plaintives rabâcheries. Pardonne-moi, mon cher bien-aimé, de chercher un soulagement au détriment de ton repos qui pourtant m’est plus cher que tout et ne prends aucun souci de mes embêtements qui ne sont rien auprès de mon amour pour toi.
BnF, Mss, NAF 16385, f. 75
Transcription de Marie-Laure Prévost
a) « grignotter ».