Guernesey 19 août [18]78, lundi matin, 5 h.
Cher bien aimé, je compense ma mauvaise nuit par le bonjour que je t’envoie dès la première heure de l’aube.
J’espère que tu dors encore à poings fermésa, sans souci de la tempête qui se démène follement en ce moment comme si elle était en proie à quelque douloureux pressentiment. Toute la nature, moi comprise, se ressent de son agitation : les arbres se tordent, les fleurs s’effarent, la mer s’inquiète et moi je me tourmente [1]. Tout cela parce qu’il plaît au vent de souffler et à mon cœur de t’aimer trop, comme si c’était sa faute et la mienne. Heureusement qu’il y a des accalmiesb pour les choses comme pour les cœurs et je sens que la mienne approche. L’influence de la fatale année 1873 qui s’est si traîtreusement mêlée à ma vie jusqu’à présent, la 73 année de mon âge, finira toutes mes misères j’en ai la triste et douce conviction et je fais tout pour cela. J’espère pouvoir te sourire et te bénir jusqu’à la fin. Je le demande à Dieu.
De ton côté, mon trop aimé, épargne-moi les plus grandes douleurs pendant le peu de temps qu’il me reste encore à vivre. Je t’assure qu’au train dont je vais ce ne sera pas long. Je t’aime.
Collection particulière
Lettre glissée dans un exemplaire truffé de Toute la lyre
Transcription de Jean-Marc Gomis
a) « poing fermé ».
b) « acalmies ».