Paris, 2 août [1880], lundi matin, 5 h. ½
Cher bien-aimé, en désespoir de cause, et ne pouvant pas dormir, j’ai pris le bon parti de me lever et de mettre mon insomnie au service de ma restitus. Aussi, me voici gribouillant dès Patron-Minette, toutes les tendres billevesées dont mon cœur est trop plein. Cette rabâcherie quotidienne d’amour qui dure depuis plus de quarante-sept ans, s’il n’a pas pour toi le même charme que pour moi doit être le plus ennuyeux et le plus insupportable des supplices. Je me le demande chaque jour sans oser répondre pour toi. Le « devinea si tu peux et choisis si tu l’oses » persiste et pose son point d’interrogation : m’aimes-tu ? Mon cœur écoute et n’entend rien que les battements de son amour. Est-il sourd ? Je ne le crois pas. En tout cas il n’est pas muet et il le prouve par son bavardage incessant. Les premiers froids d’automne se font déjà sentir. Il fait en ce moment un brouillard pénétrant qui fige la moëlle des os. Brou ! une bonne flambée serait la bienvenue dans ma cheminée. À son défaut je me réchauffe en songeant à nos jeunes voyageurs qui doivent dormir encore à poings fermés au fond de leur wagon-lit. J’espère que nous en aurons des nouvelles bientôt. En attendant je revois en pensée la belle, la splendide, la sublime ovation dont tu as été l’objet hier à la séance du Trocadéro [1] et je baise tes pieds.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16401, f. 209
Transcription d’Emma Antraygues et Claire Josselin
a) « devines ».