25 août [1850], dimanche matin, 8 h.
Bonjour, mon bien-aimé, bonjour, mon amour, bonjour, ma joie, ma vie, mon âme, bonjour. Je ne sais pas quand je te verrai, mais je sais bien que je te désire plus que de toutes mes forces. Hier, quand je t’ai eu quitté, je suis allée chez Eugénie. J’y ai trouvé tout le monde à table, la dame de Rouen [1], son notaire et ses lunettes. Ma visite importune à ce moment-là a paru contrarier un peu tout le monde, mais très visiblement cette femme en question. Il y a entre moi et elle une répulsion tacite et parfaitement justifiée au fond de part et d’autre. Elle a le vice cynique et insolent, moi j’ai l’amour humble et dévoué. J’y suis restée très peu de temps comme tu peux le penser, juste celui de m’informer de l’état d’Eugénie et de savoir d’elle comment elle se trouvait [2]. Il paraît que c’est toujours à peu près la même chose. Du reste, tout le monde autour d’elle a une sécurité bruyante et joyeuse qui doit la rassurer et aider même à la guérir si tant est que la tranquillité morale ait une influence bien directe sur le mal physiquea. De là, je suis allée à la halle où j’ai acheté ton eau de menthe qu’il m’a été impossible d’avoir avec le verre, à moins de 2s. Je suis rentrée chez moi mais, triste curiosité, au moment où je passais devant ta maison, j’ai voulu voir si tu étais chez toi pour te donner mon âme dans un baiser, mais toutes tes fenêtres étaient parfaitement éteintes et noires. Je ne veux pas recommencer ma lugubre antienne d’hier, mais au fond du cœur je suis triste et jalouse. Je me demande où tu étais à ce moment-là puisque tu devais avoir dîné depuis longtemps et que tu ne m’avais pas dit que tu fusses attendu quelque part. Enfin, j’ai d’affreux pressentiments, ce qui ne m’empêche pas de t’aimer, au contraire.
Juliette
MVHP, MS a8436
Transcription de Joëlle Roubine et Michèle Bertaux
a) « phisique ».
25 août [1850], dimanche, midi ¾
Je suis toute seule. Suzanne est partie déjà depuis longtemps. Ce serait le moment de venir, mon Victor, si tu y avais le moindre penchant. Je sens que je t’obsède de mes tendresses répétées et uniformes. Je voudrais te parler de tout autre chose et malgré moi je reviens à mon amour comme l’aiguille au pôle. Pour ne pas t’ennuyera, il faudrait ni ouvrir la bouche, ni prendre une plume, ce qui paraît très facile au premier aspect et ce qui est impossible pour moi tout bonnement tant le besoin de m’entretenir de toi est impérieux. Vraiment, mon pauvre homme adoré, je le dis du fond de l’âme et le bon Dieu sait si je mens dans ce moment-ci. Je devrais avoir la générosité de te débarrasser de moi. Cela me coûterait si peu que je n’y aurais pas grand mérite. Va et tu pourrais bien n’en n’avoir pas de remords. Je te demande un peu ce que je fais sur la terre ? Je comprends qu’une femme qui revit dans ses enfants peut supporter la perte de son amour et trouver quelque charme dans la vie. C’est une sorte de transformation, une chrysalide du cœur. Mais qu’une pauvre créature sans racine comme moi qui ne tient à rien et qui n’appartient à personne, l’amour n’est qu’une superfétation, un gui qui la dévore et qui l’étouffe peu à peu. Estb-ce qu’il ne vaudrait pas cent mille fois mieux mourir tout d’un coup dans sa sève et dans sa verdeur ? Quant à moi, c’est de plus en plus mon avis. C’est pourquoi, mon pauvre adoré, je me trouve si absurde de te tourmenter et de te harceler de mes douleurs et de mon amour incurable. Une courageuse résolution vaudrait mieux que toutes les jérémiades du monde.
Juliette
MVHP, MS a8437
Transcription de Joëlle Roubine et Michèle Bertaux
a) « ennuier ».
b) « et ».