19 mars [1850], mardi matin, 9 h.
Bonjour, mon petit homme, bonjour, mon représentant enrhumé, bonjour. Comment gouvernez-vous votre borne-fontaine ce matin ? C’est à mon tour de me ficher de vous sous la forme sollicitude. Quant à moi je ressemble de plus en plus à une Charlotte russe… MONSTRE mais je me plais comme cela [1]. Du reste j’ai passé une bonne nuit, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Si je ne craignais pas de faire arrêter mon MASQUE par la police sous prétexte d’infraction au saint temps de carême je serais allée vous conduire aujourd’hui à l’Académie et à l’Assemblée. Je ne sais pas pourquoi on laisse circuler librement les autres chienlitsa, je veux dire académiciens, pardon, plutôt que moi. Ceci est encore un abus de la force brutale sur la plus belle moitié du genre humain mais patience, nous aurons notre tour et alors vous subirez d’affreuses représailles que vous n’aurez que trop méritées. Jusque-là je me plais dans mes croûtes comme une puce dans un pâté de fois gras et je m’amuse comme un goujon dans la tignasse de Pierre Leroux. Si je n’avais pas l’espoir de varier d’ici à très peu de jours ces plaisirs voluptueux, je me ferais socialiste tout de suite. Mais j’espère n’avoir pas besoin d’arriver à une aussi dure extrémité. C’est ce qui me donne le courage et la patience d’attendre la fin prochaine de mon martyreb. D’ici là je bisque, je rage et je me gratte comme un pauvre chien galeux. Je ne vous baise pas par prudence mais à mon grand regret.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16368, f. 71-72
Transcription d’Anne Kieffer assisté de Jean-Marc Hovasse
[Blewer]
a) « chianlits ».
b) « martyr ».
19 mars [1850], mardi après-midi, 3 h.
J’allais t’écrire, mon bien-aimé, quand tu es arrivé tout à l’heure. Si j’avais pu prévoir que tu aurais l’intention de me demander à dîner aujourd’hui je n’aurais pas permis à Suzanne d’aller dîner chez sa cousine. Mais il m’était bien difficile de lui retirer cette permission au moment même où elle se réjouissait de pouvoir en profiter et de souhaiter la fête à son cousin. Cette malencontreuse coïncidence ne m’étonne pas puisque c’est depuis un bout de l’année jusqu’à l’autre et à propos de tout que j’ai le même guignon, mais je serais inconsolable de cette nouvelle mystification si tu ne me rendaisa pas le plus tôt possible l’occasion de dîner avec toi tête-à-tête. Sans parler du fameux dîner que tu as promis aux Montferrier et aux Vilain [2]. Mais pour celui-là, je ne te presse pas autrement parce que je n’y aurai pas le même plaisir direct et sans partage. Cependant je ne le dédaigne pas tant s’en faut, mais enfin je sens que je ne peux pas l’espérerb aussi tôt que celui que tu me dois de tout à l’heure, c’est ce qui me fait y tenir davantage. En attendant, mon cher petit homme, je soigne mes affreuses maladies, et je fais contre fortune bon cœur. Dès que je pourrai sortir sans faire peur aux petits enfants et sans faire aboyer les passants, j’irai te conduire à ton Assemblée et à ton Académie. Jusqu’à présent ma guérison ne marche pas vite. Je crains d’être toute entre les mains d’une empirique qui me fasse plus de mal que de bien [3]. Jeudi je verrai ce qu’elle me dira. D’ici là, j’ai le temps de compter bien des heures d’impatience, bien des occasions de bonheur manquées et bien des regrets amers.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16368, f. 73-74
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse
a) « rendait ».
b) « t’espérer ».