18 mars [1850], lundi matin, 9 h.
Bonjour, mon grand bien-aimé, bonjour de l’âme et du cœur. Je n’ose pas te le dire des lèvres à cause de l’état physiquea dans lequel je me trouve et qui n’est rien moins qu’avantageux [1]. À ton tour comment vas-tu, mon petit homme ? Ton rhume est-il moins âpre ? J’espère que oui mais en attendant que tu me confirmes toi-même dans cette douce espérance, je souffre comme un chien. Le froid m’avait si fort saisie hier au soir que j’ai craint un moment la résorptionb de mon éruptionc de la peau. Ce matin j’ai le cou presque blanc mais ma figure est plus monstrueuse qu’elle ne l’a jamais été. Il paraît qu’il faut que ce soit ainsi et qu’il serait dangereux que cela rentrât. Il faut donc par prudence que je reste chez moi et le plus possible au lit pour favoriser par la chaleur le développement de cette charmante floraison.
Ainsi, mon bien-aimé, je ne pourrai pas te conduire à la chambre aujourd’hui. C’est un grand sacrifice, le plus grand pour mon cœur, que je fais à ma santé et surtout à ma pauvre figure qui fait peur à tout le monde. J’ai pu en juger hier par les exclamations des convives de Montferrier. À ce sujet je te dirai que jamais corvée ne m’a été plus pénible ; car, outre que je souffrais beaucoup, je m’ennuyaisd immensément. Cependant tout était beau, bon, abondant et gaie. Mais où tu n’es pas tout me paraît maussade, mauvais, mesquin et pitoyable. J’en excepte ces bons Montferrier qui sont vraiment excellents pour moi. Mais tout cela ne vaut pas un sourire de ta belle bouche.
Juliette
MVH, α 8351
Transcription de Nicole Savy
a) « phisique ».
b) « résorbption ».
c) « erruption ».
d) « ennuiais ».
e) « gaie ».
18 mars [1850], lundi après-midi, 2 h. ¾
Je t’écris debout, mon petit homme, mais pourtant sans oser me risquer à te conduire tant je me sens encore patraque au dedans et au dehors. J’espère que tu voudras bien me rendre le sacrifice moins cruel en venant ce soir avant et après ton dîner ? Je te sais si bon que j’y compte, nonobstant toutes les affaires impérieuses qui te tirent de toutes parts.
Je n’ai pas osé ce matin te parler dans mon gribouillis de l’espèce de cancan qui se disait dans le salon des Montferrier à propos du mot : chantage appliqué par L’Événement au journal L’Assemblée nationale [2]. On parlait de duel mais j’espère que tout…
5 h. Interrompue, non par le brouillard, mais par ma grosse marquise [3], par Vilain et par mon Toto. Maintenant que je sais à quoi m’en tenir sur l’issue du malentendu de ces deux journauxa je ne m’en inquiète plus.
Cher petit homme, tu vois dans quel état croûteux je suis. Je te prie de ne pas m’abandonner à mon malheureux sort. Tu vois dans quel horrible piège je suis tombée avec le remède de cette prétendue somnambule [4]. Maintenant si tu ne viens pas me voir, si tu me laisses à moi-même, je suis capable de tous les actes de désespoir. Tu peux te rendre compte par mon gribouillis de l’état de mes idées. Je ne sais plus ce que je dis, je souffre, je me fais horreur et je t’adore. C’est pour en crever.
Juliette
MVH, α 8352
Transcription de Nicole Savy
a) « journeaux ».