17 mars [1850], dimanche matin, 9 h.
Bonjour, mon tout doux bien-aimé, bonjour. Je t’aime malgré mes gales et mes lèpres [1], bonjour. J’ai été bien heureuse hier de la soirée que tu m’as donnée et de la préférence que tu as accordéea au coin de mon feu au spectacle de l’Ambigu. Je te remercie encore de la lettre que tu as écrite à Charles Blanc [2] pour ce pauvre Vilain. Je te remercie et surtout je t’aime de toutes mes forces pour la bonne grâce que tu mets en toute chose.
Comment va ton rhume, mon cher petit homme ? Je trouve qu’il se prolonge bien longtemps. Est-ce qu’avec un peu de soins et d’attention tu ne pourrais pas t’en débarrasser plus vite ? Il me semble que si. Je t’ai déjà proposé de te faire une tisaneb adoucissante. Mais en même temps il faudrait que de ton côté tu ne passassesc pas d’une minute à l’autre par les températures les plus extrêmes du chaud et du froid. Soigne-toi, mon bien-aimé, si ce n’est pour toi, pour moi et pour tous ceux qui t’aiment. Jusqu’à présent tu as beaucoup trop compté sur ta force, sur ton courage et sur ton admirable organisation. Il serait temps enfin de soigner un peu ta pauvre humanité.
En attendant je fais ce que je peux à la mienne mais cela ne me réussit guère car je suis de plus en plus dégoûtante, à ce point que je n’ose pas me regarder en face. Encore si je ne souffrais pas, mais c’est que je souffre beaucoup. Voilà l’ennuyeuxd.
Je ne pense pas que je puisse sortir aujourd’hui. J’aimerais mieux cela si tu dois rester avec moi.
Juliette
MVH, α 8349
Transcription de Nicole Savy
a) « accordé ».
b) « tisanne ».
c) « passasse ».
d) « ennuieux ».
17 mars [1850], dimanche midi.
Je suis toujours indécise, mon petit homme, sur ce que je dois faire aujourd’hui, car je souffre et je suis dégoûtante [3], ce qui m’engage à rester chez moi, mais je crains de fâcher ma grosse marquise [4] qui s’entête à me vouloir à sa fête n’importe comment. Je vais essayer tout à l’heure de me peigner et de me débarbouiller. Je verrai ensuite s’il y a moyen de rester chez moi sans gêner ma conscience.
Cher petit homme rien ne pourrait me décider à sortir de chez moi aujourd’hui si vous deviez y rester avec moi toute la soirée. Mais vos devoirs de maître de maison et d’homme du monde vous en empêchent et m’ôtent tout prétexte vis-à-vis mes gros réacs pour ne pas dîner chez eux. J’ai la tête tellement prise et lourde que je ne sais pas ce que je t’écris. Ma plume va d’elle-même sur le papier sans que ma pensée y soit pour rien tant j’ai le cerveau vide.
Je t’aime, voilà qui n’a pas besoin d’être pensé et que je trouve tout naturellement sans le chercher. Je t’attends, c’est mon occupation de tous les jours. Je te désire, c’est le besoin essentiel de ma vie. Tâche de venir bientôt pour me conseiller, me ravigotera et me guérir, je t’en prie de toutes mes forces. Je te baise en pantomime de crainte de la contagion.
Juliette
MVH, α 8350
Transcription de Nicole Savy
a) « ravigotter ».