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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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1er février 1850

1er février [1850], vendredi après-midi, 2 h. ½

Je suis en tout et votre exemple et vos leçons, mon cher petit maître, ce qui fait qu’à force de retards et de nous éloigner l’un l’autre comme les chiens de Jean de Nivelle [1] nous ne nous mordrons pas ; voime, voime, c’est fort adroit et surtout fort tendre. Pour peu que cela continue encore un peu de temps nous ne nous reconnaîtrons plus. Je voudrais que le diable tordît le cou à la République et à son auguste famille la politique de toutes les couleurs. Quand je pense qu’il n’y en a plus que pour elle maintenant de vos jours et de vos nuits je suis dans un état d’exaspération hideux [2]. Vous concevez que je ne suis pas assez bête et assez vieille pour me contenter du seul plaisir de la table. Oh ! mais non ! oh ! mais fichtre non ! Je vous avoue même que la rocambole musicale ne m’égaie que médiocrement et que si ce n’était pas l’intérêt réel que je prends à cette pauvre grande diablesse de chanteuse j’aurais déjà déserté le salon philarmonique de mes marquis [3] pour les accords mélodieux de Suzanne et de Fouyou. Aujourd’hui j’y dîne encore mais demain ce sera à mon tour de vous festoyer tous car mes gens titrés ont accepté mon invitation. Le réac se risque dans la compagnie du démoc [4]. Les petits plats rapprochent les grandes distances, c’est connu, et il n’y a souvent que la longueur d’une fourchette entre les opinions les plus diverses. Vous pourrez en juger demain car j’espère que vous ne me ferez pas faux bon ? Je vous attends les armes à la main.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16368, f. 14-15
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse


1er février [1850], vendredi après-midi, 2 h. ¾

Je ne me suis pas habillée, mon doux bien-aimé, pour ne pas te forcer à prendre encore une voiture car je sens que tu ne pourrais pas aller longtemps avec ce train aristocratique. D’un autre côté je crains que tu ne viennes trop tard pour que j’aie le temps de rentrer à la maison pour me rhabiller des pieds à la tête. Je suis comme toujours entre deux selles mon circulus [5] par terre. Pourtant dans ce moment-ci ce n’est pas ce qui m’occupe. Ce que je crains, ce qui m’embête, ce qui me tourmente, ce qui m’agace, c’est la pensée de ne pas te voir. Voilà déjà deux heures que j’ai cette crainte et qu’elle ne fait que croître et enlaidir. Cependant je devrais y être faite puisqu’il est très rare que tu viennes plus tôt. Mais il suffit que j’aie la triste chance sur mille de ne pas te voir pour que toutes les minutes de retard engendrent des millionsa de tortures physiquesb et morales. Décidément, mon petit homme, quand je devrais vivre comme Mathusalem et davantage je ne m’habituerai jamais à t’attendre avec cette courageuse et froide indifférence d’une femme qui en a pris son parti. Plus je vieillis et plus je t’aime et plus je t’aime plus j’ai besoin de te voir. Rien dans le monde ne peut faire que ce soit autrement. Ce n’est pas de ta faute, ce n’est pas de la mienne. Je t’aime parce que je t’aime, parce qu’il ne m’est pas possible de ne pas t’aimer plus que de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16368, f. 16-17
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse

a) « milions ».
b) « phisiques ».

Notes

[1Jean de Nivelle (1422-1427) est à l’origine de l’expression populaire « être comme ce chien (ou le chien) de Jean de Nivelle qui fuit quant on l’appelle ».

[2Victor Hugo a été élu à la Législative durant les élections du 13 mai 1849.

[3Juliette Drouet est régulièrement conviée aux soirées musicales qu’organisent les Montferrier. Elle s’intéresse à la carrière de Mme Heimefetter.

[4« Le réac » désigne M. de Montferrier, gérant d’un journal bonapartiste. Le « démoc » désigne Victor Hugo, dont la présence est espérée.

[5Latin de cuisine, pour désigner, en français, sa deuxième syllabe.

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