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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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31 janvier [1850], jeudi, 9 h. du matin

Bonjour toi, bonjour vous, bonjour Toto. Comment ça va-t-il ce matin ? Moi je vais toujours de mieux en mieux et je vous aime encore plus ce qui ne gâte rien. Je ne vous demande pas à quelle heure vous êtes rentré ni ce que vous êtes devenu depuis le moment où je vous ai quitté, à quoi bon ? Je sais trop que je ne vous ai pas revu depuis et que vous ne me direz pas tous les cas pendables que vous avez commis hors de ma présence. Quant à moi, je ne sais pas si ce que j’ai fait a un intérêt bien vif pour vous ? J’en doute et si je vous le dis c’est bien plutôt pour me faire plaisir à moi-même que pour vous être agréable.
Je suis arrivée hier en te quittant chez ma marquise [1], assez mal en point et décidée à revenir me coucher après le dîner. Cependant la goinfrerie ayant fait diversion je me suis décidée à aller à l’Opéra avec mes hôtes. Arrivésa là, nous avons recueilli dans notre loge Eugénie et une autre dame, assez mal placées, laissant leurs hommes devenir ce qu’ils pourraient car la salle était comble partout. La Heinefetter [2] a bien chanté malgré l’affreuse émotion qui la paralysait, mais elle était habillée comme une princesse de funambules et sa figure manque de charme à la scène. Du reste succès et rappels mais Montferrier prétend que l’administration lui est hostile. Le soir même nous l’avons attendue dans le petit passage noir pour lui faire nos compliments car la pauvre femme est tout à fait seule à Paris. Sa sœur même n’a pas pu venir tant elle avait peur. Ce soir elle viendra chez Montferrier qui lui fera sa leçon pour les journalistes et qui lui en présentera quelques uns dans la catégorie musicale. J’y suis de nouveau invitée à dîner et je dois lui porter l’adresse de Vacquerie, de Paul Meurice et de Gautier, si tu veux bien me les donner.
Voilà, mon petit homme, le résultat de la soirée d’hier. En somme je ne crois pas qu’elle soit engagée à Paris. Il est vrai que je ne connais pas le personnel de l’Opéra et que la peur a dû nécessairement influer beaucoup sur son jeu. Voilà l’opinion de notre critique.

Juju

MVH, α 8331
Transcription de Nicole Savy

a) « arrivée ».


31 janvier [1850], jeudi, midi ½

Quanda on prend des dîners en ville on n’en saurait trop prendre, c’est comme du galon. C’est ce qui fait, mon cher démoc-soc [3], que je dîne ce soir et que je dînerai encore demain avec mes marquis [4]. Si cela vous contrarie j’en suis fâchée, il fallait le dire et surtout il fallait remplacer ces dîners… fins par des divertissements suaves et variés. Vous ne l’avez pas fait, vous êtes dans votre tort et je continue mes bâfreriesb. Par exemple je n’entends pas raillerie sur le festival de samedi. Les Vilain [5] sont prévenus, les petits plats et les grands sont tirés du burgos [6] et ilsc n’y rentreront qu’après vous avoir fait les honneurs de leur Japon et de leurs chapons. Ainsi prenez-en votre parti si vous ne voulez pas que notre entente cordiale ne tourne à l’hydrophobie [7] la plus féroce. Quant à mes marquis leurs estomacs ne leur permettent pas de prendre part à notre mangerie. Je le regrette parce que c’était une occasion de leur rendre en une fois les dîners de presque tous les jours. Et puis c’était une manière toute naturelle de faire connaissance. Enfin il faut espérer que cela se retrouvera et que tu pourras venir un jour dîner avec eux chez moi à six heures. En t’y prêtant un peu cela est possible. En attendant, mon cher petit homme, je m’applique à vous bien traiter samedi pour vous engager à revenir souvent.
Tout cela ne m’empêche pas d’avoir mal à la tête et d’être effroyablementd laide. Je ne dirais pas c’est ce qui en fait le CHARME, mais c’est ce qui m’empêche d’être trop exigeante envers vous et de vous faire les SCÈNES que vous méritez. Mais dès que je serai guérie et que je serai revenue à mon état NATUREL je vous en ferai voir de toutes les couleurs. Vous n’aurez qu’à vous bien tenir. En attendant gobergez-vous avec les princesses turques moi je raiguise mon poignarde.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16368, f. 12-13
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse
[Blewer]

a) « Quant ».
b) « baffreries ».
c) « il ».
d) « efroyablement ».
e) « poiniard ».

Notes

[1Mme de Montferrier.

[2Cathinka Heinefetter, soprano allemande, avait chanté la veille le rôle de Léonor dans La Favorite de Donizetti. Neuf ans plus tôt, débutant avec talent dans le rôle de Rachel dans La Juive de Scribe et Halévy, elle s’était attiré d’ardentes rivalités parmi les cantatrices attitrées de l’Opéra. Elle avait quatre sœurs, toutes sopranos comme elle.

[3Démocrates-socialistes. La rupture de Victor Hugo avec la majorité conservatrice est effective depuis son discours sur l’affaire de Rome, en octobre 1849. À partir de là, il ne cessera d’affirmer ses principes républicains.

[4M. et Mme de Montferrier.

[5Eugénie et Victor Vilain.

[6« Le burgos est habituellement un lustre métallique, mais le mot semble désigner ici le meuble dans lequel Juliette range ses plats. La porcelaine dite « japonée » subissait une cuisson supplémentaire pour avoir l’apparence de la porcelaine fine du Japon » (Blewer, p. 130).

[7Horreur de l’eau et des autres liquides.

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